L’impossible fléchage de l’épargne européenne
Où la montagne pourrait n'accoucher que d'une souris
Trois rapports publiés en 2024 par des sommités — Enrico Letta1, Mario Draghi2 et Christian Noyer3 — exhortaient l’Union européenne (UE) à investir massivement.
Pour financer les transitions énergétique et numérique, pour rattraper le retard de croissance accumulé sur les Etats-Unis depuis la crise financière de 2008 et pour réduire le gouffre en matière d’innovation avec les Etats-Unis et la Chine dans les technologies avancées.
Depuis la parution de ces rapports, s’est ajoutée à cette liste la nécessité pour l’UE de réarmer, les Etats-Unis ayant signifié la fin de la Pax americana en vigueur depuis 1945.
Les besoins d’investissement sont colossaux : le rapport Draghi les estime à 750 à 800 milliards d’euros par an jusqu’en 2030, le rapport Noyer va même jusqu’à plus de 1 000 milliards d’euros par an.
Ni le système bancaire, ni les finances publiques des Etats de l’UE ne pourront faire face seuls à ces besoins.
Le rapport Draghi rappelle que les économies européennes sont plus dépendantes des banques que des marchés financiers pour se financer. Or les banques ne sont pas bien outillées pour financer l’innovation, “qui requière la présence plus importante d’investisseurs en actions patients et tolérants au risque”.
Le recours aux marchés financiers est donc nécessaire.
Selon les trois rapports, il faut accélérer la mise en place de l’Union des marchés de capitaux (devenue depuis l’Union pour l’épargne et l’investissement, pour faire entrer les épargnants dans l’équation).
Mais voilà, l’épargnant européen alloue mal ses capitaux : il en laisse beaucoup sur son compte courant et en investit trop peu en actifs financiers à risque.
Et quand il investit en actifs financiers à risque, il a une faiblesse pour les actions de sociétés états-uniennes.
C’est ce que déploraient dans une tribune Stéphanie Yon-Courtin et Pascal Canfin, tous deux députés européens.
C’est un comble : l’épargne des Européens fuit notre continent pour être placée aux Etats-Unis et financer la croissance des entreprises américaines. […] Pendant ce temps, nos startups ne trouvent pas les fonds nécessaires pour innover et sont donc soutenues par… des fonds américains.
Je sais bien que les mots ne veulent plus rien dire, mais quand même : par quelle opération du Saint-Esprit acheter sur le marché secondaire des actions de sociétés cotées aux Etats-Unis financerait leur croissance ? Alors que la bourse est depuis des années le lieu où ces sociétés rachètent leurs propres actions pour les annuler ?
Est-il par ailleurs absurde que les épargnants européens s’exposent aux sociétés états-uniennes, eu égard à leur poids considérable dans les indices actions mondiaux, reflet de leurs performances économiques ?
La Commission européenne a dévoilé en mars sa stratégie4 pour l’Union pour l’épargne et l’investissement (UEI).
C’est un peu le grand soir, ou le Big bang :
Les ménages auront des possibilités plus nombreuses et plus sûres d'investir sur les marchés des capitaux et d'accroître leur patrimoine. Dans le même temps, les entreprises auront plus facilement accès aux capitaux pour innover, croître et créer des emplois de qualité en Europe.
Concrètement ?
L'UEI vise à accroître la participation des citoyens aux marchés de capitaux en élargissant les options d'investissement via le serpent de mer d’un « schéma directeur européen pour les comptes ou produits d'épargne et d'investissement destinés aux investisseurs de détail » et en améliorant la culture financière.
C’est comme si c’était fait !
Un premier coup de baguette magique pour améliorer la littératie financière et un second pour exporter le PEA (et ses 112 milliards d’euros à fin 2023, c’est-à-dire presque rien) dans l’UE à grands coups d’avantages fiscaux nouveaux vont permettre aux centaines de milliards d’euros nécessaires pour financer — au sens littéral du terme, en dette ou en fonds propres — les investissements de ruisseler.
Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai de sérieux doutes.
Cette chronique, rédigée le 14 avril 2025, est parue initialement dans le numéro de mai 2025 de Gestion de Fortune, sans les illustrations, les notes de bas de pages, ni les liens