Une victoire à la Pyrrhus ?
Le soldat rétrocessions est sauvé mais les investisseurs achètent massivement de l'indiciel
Pyrrhus était roi d’Épire. En guerre contre les Romains, son armée a remporté deux victoires — à Héraclée en 280 av. J.-C. et à Ausculum en 279 av. J.-C —, mais au prix de pertes tellement importantes que Pyrrhus a fini par perdre la guerre.
D’où le terme de « victoire à la Pyrrhus » pour qualifier une victoire tellement coûteuse qu’elle se transforme en défaite.
La version initiale de la Stratégie d’investissement de détail (RIS, pour Retail Investment Strategy) de l’Union européenne prévoyait l’interdiction des rétrocessions.
La puissance combinée de tous les lobbies de l’écosystème de la gestion et de la vente rétrocommissionnée de produits de placement gérés activement et de quelques grands pays de l’Union européenne — dont la France et l’Allemagne — a eu raison de cette proposition.
Plutôt une injustice — que des dizaines de millions d’investisseurs privés paient bien trop cher leurs placements — qu’un désordre — de la concurrence par les prix sur ce marché.
Comme il est délicat pour les lobbies d’avouer qu’ils préfèrent le statu quo synonyme de prix chers pour les clients particuliers, chacun y va de sa justification.
Le dernier narratif en vogue consiste à se draper dans la bannière de la souveraineté. C’est fait plus ou moins adroitement en fonction des compétences de chacun en matière de communication.
Tel président d’une association de CIF demande ainsi très ouvertement : « souhaitons-nous livrer l’épargne des Européens aux Américains ? » Selon lui, « les pourfendeurs des commissions […] associent systématiquement leur interdiction à la promotion d’instruments financiers sans aucune rémunération, notamment les ETF. »
Le gros mot a été prononcé : ETF. Ces produits « sans aucune rémunération » pour les vendeurs qui ne veulent surtout pas envoyer une facture à leurs clients.
Mais voilà, le chien de la réglementation aboie, la caravane passe.
Pendant que le législateur européen accède aux requêtes des lobbies (ne nous leurrons pas : en France, les seuls qui comptent sont les assureurs et les banques, qui contrôlent par ailleurs 60% de la distribution de fonds selon une récente étude de l’EFAMA, le lobby des gérants d’actifs, lui-même opposé à l’interdiction des rétrocessions, alors que les « conseillers financiers » en contrôlent 4%), les investisseurs votent silencieusement avec leur portefeuille.
Comme le font depuis des décennies leurs homologues aux Etats-Unis, où, selon Morningstar, les encours indiciels ont dépassé les encours gérés activement pour les fonds de long terme à la fin de l’année dernière sans que la profession du (vrai) conseil financier n’en pâtisse.
Toujours selon Morningstar, en Europe, au premier trimestre 2024, les fonds actions gérés activement ont décollecté à hauteur de 40 milliards d’euros alors que les fonds actions indiciels ont collecté à hauteur de 51 milliards d’euros. Ces derniers représentaient à fin mars 38% des encours des fonds actions.
Même son de cloche du côté de l’EFAMA, qui publie un suivi mensuel de la collecte des fonds de long terme en Europe : si les ETF représentaient à fin mars 11,9% des encours, leur part dans la collecte depuis le début de l’année était de 53%.
Les ETF, ces « instruments financiers sans aucune rémunération », font dorénavant partie du paysage pour les particuliers en Europe, et pour d’excellentes raisons : ils permettent de s’exposer à un indice très diversifié (actions ou obligataire) pour des frais souvent très bas.
Ils délivrent en outre à l’investisseur une performance nette supérieure à celle de la quasi-totalité des fonds gérés activement, souvent bien trop chers, notamment parce qu’ils embarquent dans leur structure de frais la rémunération d’une prestation qui n’a absolument rien à voir avec la gestion : celle du distributeur.
Alors que les particuliers n’ont jamais eu autant besoin de conseil financier, il ne leur a jamais été aussi facile de construire eux-mêmes un portefeuille à base d’ETF indiciels diversifiés à très bas coût.
Cette chronique, rédigée le 15 mai 2024, est parue initialement dans le numéro de juin 2024 de Gestion de Fortune, sans les illustrations, les notes de bas de page, ni les liens.