Trahison
Dans La Trahison des clercs, un essai paru en 1929, Julien Benda critiquait le nationalisme réactionnaire sévissant alors en France. Les « clercs » visés par Benda étaient les intellectuels prônant l’ordre et un Etat fort, mais aussi les intellectuels communistes.
Dans notre microcosme, celui de la gestion et de la distribution de produits de placement, une autre trahison a eu lieu à bas bruit pendant des années. Celle liée à une ancienne et honteuse exception française : les commissions de mouvement.
Les commissions de mouvement, ou l’incompréhensible double peine pour les porteurs des parts des fonds qui les pratiquent : alors que les frais de courtage ont déjà été payés par les fonds — donc par leurs porteurs — aux intermédiaires, les commissions de mouvement frappent ces mêmes porteurs une deuxième fois au portefeuille et terminent dans les poches des sociétés de gestion, pourtant déjà rémunérées par les frais de gestion fixes et les éventuelles commissions de surperformance.
Exception française car aucune juridiction financière sérieuse n’autorise une pratique digne d’une république bananière.
Ces scélérates commissions de mouvement pèsent lourd : ce sont environ 500 millions d’euros par an qui sont prélevés en toute légalité dans les poches des épargnants par des sociétés de gestion.
Cette maladie honteuse est connue depuis des décennies et tout l’écosystème s’en est accommodé. Il a fallu que la commission des finances du Sénat demande l’interdiction des commissions de mouvement dans son rapport d’octobre 2021, intitulé Protection des épargnants, payer moins et gagner plus, et que le régulateur européen, l’ESMA, lance un exercice commun de supervision sur les frais et coûts des fonds, pour que l’AMF sorte de sa torpeur et se décide enfin à agir.
Avant d’être guillotinée en 1793, la comtesse du Barry aurait imploré son exécuteur : « Encore un moment, monsieur le bourreau. »
Dans le cas des commissions de mouvement, c’est le bourreau qui a obtenu un sursis : après une négociation avec les « parties prenantes » (je me demande qui représentait les investisseurs privés), l’AMF a en effet décidé que cette interdiction n’entrerait en vigueur que le 1er janvier… 2026.
De 2022 à 2025, si le rythme récent se maintient, ce sont 2 milliards d’euros qui passeront des poches des épargnants à celles des sociétés de gestion, sans aucune justification.
Pouvoir d’achat, vous avez dit pouvoir d’achat ?
Tous les acteurs de l’écosystème disent, la main sur le cœur, être au service des investisseurs. Avec les commissions de mouvement, tous les acteurs de l’écosystème ont trahi les investisseurs.
Le régulateur les a trahis en tolérant pendant trop longtemps des pratiques d’une autre époque, interdites dans tous les pays se souciant de la protection des investisseurs.
Des sociétés de gestion les ont trahis en percevant les commissions de mouvement tout en les occultant dans leurs reportings en ne mentionnant presque jamais les frais totaux mais les seuls frais maximum de gestion financière, inférieurs aux frais réellement encourus par les porteurs de parts.
Les grands distributeurs — banques, courtiers en ligne et assureurs vie — les ont trahis en référençant des fonds facturant ces commissions de mouvement.
Les « conseillers » financiers ont trahi leurs clients en leur prescrivant des fonds facturant ces commissions de mouvement, alors même que, ne percevant pas de rétrocessions sur celles-ci, ils auraient pu se couvrir de gloire à moindre frais en épargnant à leurs clients ces fonds bien trop coûteux.
Mais voilà, des sociétés de gestion très présentes sur le marché des « conseillers » financiers et appartenant à la fine fleur de la gestion française ont des fonds avec commissions de mouvement.
Il reste une possibilité de rédemption pour les acteurs ayant failli à leur devoir de protection des investisseurs : déréférencer ou ne plus prescrire les fonds avec commissions de mouvement dès maintenant, plutôt que d’attendre passivement le 1er janvier 2026.
Cette chronique, rédigée le 10 juin 2022, est parue initialement dans le numéro de juillet 2022 de Gestion de Fortune, sans les illustrations, les notes de bas de pages, ni les liens.
Illustration : Le baiser de Judas par Giotto (vers 1303-1305), Cappella degli Scrovegni, Padova.