Larry écrit
Larry, c'est Larry Fink, le maître du monde de la finance. Il dirige BlackRock, la plus grosse société de gestion au monde, qui a conquis fin 2021 le premier 10 000 : plus de 10 000 milliards de dollars d'actifs gérés pour compte de tiers.
En tant que maître du monde, Larry a pris l'habitude d'écrire une fois par an à ses sujets pairs, les dirigeants de sociétés cotées.
La missive, envoyée en début d'année, est attendue avec autant d'impatience que la lettre annuelle de Warren Buffett aux actionnaires de Berkshire Hathaway aux Etats-Unis ou le roman annuel d'Amélie Nothomb (le dernier est très bien) en France.
En 2020, comme Paul sur le chemin de Damas, Larry Fink avait eu la révélation : la gestion d'actifs se doit d'être durable et responsable pour lutter contre les effets du réchauffement climatique, qui devient un risque financier majeur.
En matière d’investissement, nous sommes convaincus que les portefeuilles intégrant le développement durable et les enjeux liés au climat peuvent offrir aux investisseurs une meilleure performance ajustée du risque. Étant donné l’impact croissant du développement durable sur la performance, nous estimons que l’investissement durable représente désormais le meilleur gage de robustesse pour les portefeuilles des clients.
En 2021, Fink annonçait que BlackRock prenait des engagements vis-à-vis de l'objectif zéro émission nette de gaz à effet de serre d'ici à 2050 au plus tard et enjoignait à ses sujets pairs de faire la même chose.
Si même BlackRock se convertissait à la finance durable, la planète allait être sauvée, les vilains pollueurs ne seraient plus financés, les flux de capitaux se déverseraient irrésistiblement sur des acteurs vertueux.
L'an dernier, BlackRock a essuyé de nombreuses critiques, dont celles de Tariq Fancy, son ancien CIO investissement durable (j'en ai parlé ici). Qu'écrivait Fancy dans USA Today ?
Wall Street is greenwashing the financial world, making sustainable investing merely PR, which is a distraction from the problem of climate change.
La société a fait l'objet d'articles de journalistes de Bloomberg montrant notamment comment la société avait donné un gros coup de pouce au destin en introduisant d'autorité des fonds ESG dans ses portefeuilles modèles aux Etats-Unis (j'en ai parlé là).
Mais surtout, un sénateur républicain de la Floride, Marco Rubio[efn_note]J'avais déjà parlé de lui ici.[/efn_note] s'est mis à vitupérer contre certaines entreprises états-uniennes désireuses de se développer en Chine, l'ennemi juré de Rubio, qui trouvaient ces entreprises un peu trop woke.
Et ça, même si BlackRock n'était pas nommé dans la tribune de Rubio, qui s'attaquait avant tout à Marc Zuckerbeg de Meta Platforms (ex Facebook), c'est mauvais pour les affaires[efn_note]Quelques jours avant la parution de la tribune de Rubio, BlackRock avait, comme de nombreuses autres entreprises, signé une déclaration s'opposant à toute mesure législative réduisant les droits des électeurs aux Etats-Unis. Ce sont les états républicains qui s'illustrent en la matière, d'où la colère de Rubio.[/efn_note].
BlackRock se fait par ailleurs régulièrement épingler pour la façon dont ses fonds votent lors des assemblées générales : presque systématiquement en faveur des résolutions présentées par les conseils d'administration et à peu près jamais pour les résolutions en faveur du climat présentées par des actionnaires sans l'agrément des conseils d'administration.
Il fallait impérativement rectifier le tir en 2022 et dissiper tout malentendu : ce n'est pas à BlackRock de sauver la planète. La raison d'être des entreprises, c'est avant tout de satisfaire leurs actionnaires.
Mais comme l'ère n'est plus à la primauté des actionnaires décrétée par Milton Friedman dans un célèbre article paru en 1970 dans le New Yor Times ("La responsabilité sociale des entreprises est d'augmenter ses profits"), bienvenue dans le capitalisme des parties prenantes.
La lettre 2022 s'intitule donc "La force du capitalisme des parties prenantes" ("stakeholder capitalism"). Capitalisme des parties prenantes en opposition au capitalisme actionnarial ("shareholder capitalism").
On notera avec surprise (ou sans, c'est une affaire de point de vue) que l'intitulé en anglais est "The power of capitalism". Pas de parties prenantes dans le titre de la version originale, même si elles sont mentionnées dans le corps de la lettre[efn_note]Il semble y avoir chez BlackRock une réflexion puissante sur les adaptations à apporter au message principal selon la sensibilité présumée majoritaire dans le pays destinataire.[/efn_note].
La lettre 2022 est un patchwork de platitudes énoncées dans l'inimitable novlangue managériale vide de sens des grandes sociétés autour d'un message central : entreprises, traitez bien toutes les parties prenantes, car c'est bon pour vous et pour nous.
Le capitalisme des parties prenantes ne relève pas de la politique. Il ne s'agit pas d'un programme social ou idéologique. Ce n'est pas un capitalisme « politiquement correct ». C'est un capitalisme reposant sur des relations mutuellement bénéfiques entre vous et vos salariés, clients, fournisseurs et les communautés dont dépendent votre entreprise pour prospérer. C’est en cela que réside la force du capitalisme.
Des parties prenantes bien traitées, ce sont des vaches bien gardées (à savoir : votre cours de bourse reflètera vos bons résultats ad majorem gloriam BlackRocki).
Chez BlackRock, nous souhaitons que les entreprises dans lesquelles nous investissons pour nos clients évoluent et se développent afin de réaliser des performances attrayantes au cours des prochaines décennies.
La durabilité n'est (quand même) pas absente de la lettre 2022.
Toutes les entreprises et tous les secteurs seront transformés par la transition vers un monde à zéro émission nette. La question est de savoir si vous serez leader ou suiveur.
Et pour satisfaire le sénateur Rubio, cette confession qui devrait définitivement dissiper tout malentendu (italique ajouté par mes soins pour insister) :
Nous nous concentrons sur la durabilité non par croyance mais par devoir de loyauté, de vigilance et de prudence pour défendre au mieux les intérêts de nos clients.
Enfin, ceci :
Le désengagement de pans entiers de l'économie, ou le simple transfert d'actifs à forte intensité de carbone des marchés publics aux marchés privés, ne permettra pas à la planète de réaliser l'objectif de zéro émission nette. BlackRock n’applique pas une politique systématique de désinvestissement des sociétés pétrolières et gazières.
C'était pourtant drôlement pratique de se dire que je contribuais à un monde meilleur en achetant un ETF iShares ESG Aware, ce qui me permettait de continuer à conduire mon SUV et à prendre fréquemment l'avion pour aller en week-end à Ibiza en toute bonne conscience parce que j'avais fait faire ma partie du travail à mon portefeuille financier.
Il va falloir que je trouve autre chose pour me donner bonne conscience[efn_note]L'utilisation du "je" est une figure de style me permettant de n'offenser personne. Je n'investis pas dans un ETF iShares ESG Aware et ne possède ni ne conduis un SUV, mais un véhicule diesel de 10 ans, vraisemblablement fort polluant aussi. Je prends parfois l'avion mais ne suis jamais allé à Ibiza.[/efn_note].
J'espère que la lettre 2022 de Larry réduira le volume indécent de greenwashing de la part de nombre de sociétés de gestion. La gestion d'actifs a un rôle à jouer pour contribuer à sauver la planète (j'utilise cette expression faute de mieux, elle a le mérite d'être aisément compréhensible), mais elle ne doit pas survendre son impact réel, qui est pour le moment très modeste.
Le charbon, c'est l'ennemi. Le greenwashing aussi.
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Photo Álvaro Serrano sur Unsplash