Déshonneur français
Imaginez que vous payez un coach un pourcentage de votre patrimoine pour vous aider à prendre soin de votre capital santé.
Occasionnellement, ce coach vous conseillera de consulter un médecin, généraliste ou spécialiste, dont vous paierez vous-même la consultation.
Imaginez en outre qu’à chaque fois que vous consultez un médecin, votre coach vous envoie une facture supplémentaire, dont le montant est un pourcentage des honoraires que vous avez déjà payés au médecin.
Ca fait beaucoup, non ? Vous pensiez peut-être naïvement que la tarification proportionnelle à votre patrimoine couvrait l’intégralité de la prestation de votre coach ? Vous vous dites qu’un tel système risque d’inciter votre coach à multiplier les recommandations de consultations, même quand ces dernières ne sont pas justifiées ?
Bienvenue dans le monde scélérat des commissions de mouvement.
Le coach, c’est la société de gestion, qui prend en théorie soin de votre santé financière. Vous lui payez des frais de gestion financière, dont vous pensez naïvement qu’ils rémunèrent la totalité de la prestation.
La société de gestion effectue des transactions sur les marchés (achats et ventes), transactions générant des frais (de courtage entre autres) supportés par le fonds (donc par vous), venant en déduction de la valeur liquidative et payés à des prestataires externes à la société de gestion.
Alors que ces transactions ont donc déjà été payées par le fonds, la réglementation française permet à la société de gestion de facturer des commissions sur ces mêmes opérations. Une sorte de double peine qu’on appelle les commissions de mouvement.
Quand la société de gestion a choisi de les facturer, elles sont détaillées dans le prospectus du fonds, qui précise les modalités selon les instruments financiers (pourcentage de la transaction ou montant forfaitaire) et la répartition entre la société de gestion et le dépositaire (100% pour l’un ou l’autre, ou partage entre les deux).
Ces commissions de mouvement entrent dans les frais courants mentionnés dans le DICI, lesquels ne sont quasiment jamais mentionnés dans les reportings[efn_note]Dans l'ignominieux exemple que j'ai utilisé - un fonds actions -, la société de gestion facture au fonds (donc à ses porteurs de parts/actionnaires) jusqu'à 0,7 % sur les transactions. Les frais de courtage déjà payés par le fonds sont largement inférieurs à 0,1 %. La société de gestion peut donc faire payer 7 fois - et c'est sans doute plus - le coût d'une prestation effectuée par un tiers et déjà réglée à ce tiers. Votre coach santé vous facture 7 fois les honoraires déjà payés à votre médecin. C'est monstrueux.[/efn_note].
Là où la structure de rémunération de notre coach santé le poussait à multiplier les recommandations de consultations inutiles, l’existence de commissions de mouvement peut inciter la société de gestion à multiplier les transactions inutiles, à savoir à « faire tourner le portefeuille » pour augmenter son chiffre d’affaires.
Ainsi, un fonds actions dont les frais annuels de gestion financière maximum sont de 2 % peut avoir des frais courants largement supérieurs : parfois plus de 5 % ! Soit 3 % au titre des commissions de mouvement !
Butin de ce hold-up légal ? 500 millions d’euros en 2019, 3,1 milliards d’euros de 2014 à 2019.
Source : AMF
Comment l’AMF, dont le règlement général stipule que « la société de gestion de portefeuille […] agit de manière à prévenir l'imposition de coûts indus aux OPCVM et à leurs porteurs de parts ou actionnaires » peut-elle encore considérer que ces commissions de mouvement rémunérant une prestation déjà payée ne constituent pas un « coût indû » ? Mystère insondable.
Quelques pistes pour faire cesser le hold-up, par ordre décroissant d’efficacité :
L’AMF interdit les commissions de mouvement[efn_note]Dans un article publié le 9 février 2014, voici ce que j'écrivais : "Faisons un rêve : Début 2015, l'AMF impose aux sociétés de gestion de mentionner dans tous leurs documents commerciaux le dernier TFE des fonds en plus des frais de gestion théoriques du prospectus. Début 2016, l'AMF interdit les commissions de mouvement. Cela rendrait un peu de pouvoir d'achat aux investisseurs, thématique d'actualité pour le législateur dans les secteurs comme celui de l'optique, pourquoi pas dans celui des services financiers ?"[/efn_note].
Les assureurs vie ne référencent plus de fonds facturant des commissions de mouvement.
Les intermédiaires (CIF et courtiers en assurance) ne prescrivent plus de fonds facturant des commissions de mouvement.
Je ne crois ni à la deuxième, ni à la troisième piste : les assureurs ne voudront pas se priver des fonds populaires des sociétés de gestion accros aux commissions de mouvement[efn_note]Parmi les plus gros, citons Carmignac, Comgest, DNCA, H2O AM, La Financière de l'Echiquier, Oddo BHF Asset Management. Les "gros" facturent des pourcentages faibles sur de gros encours, ce qui représente des sommes importantes, les "petits" facturent des pourcentages beaucoup plus élevés sur des encours très faibles.[/efn_note], les intermédiaires non plus.
Reste donc le régulateur, dont l’une des missions est de « veiller à la protection de l’épargne investie dans les instruments financiers donnant lieu à une offre au public ».
Interdites dans toutes les juridictions sérieuses, les commissions de mouvement sont le déshonneur de la gestion française. Le temps est venu de les proscrire.
Cette chronique est parue initialement dans le numéro de mai 2021 de Gestion de Fortune, sans les illustrations, les notes de bas de pages, ni les liens
Illustration : Dandy PickPockets Diving: Scene Near St. James Palace (1818) par Isaac Robert Cruikshank (1789-1856)