Dans tes placements, responsable tu seras
Un texte qui n’est pas authentique est qualifié d’apocryphe. Parmi les multiples citations régulièrement assénées, celle d’André Malraux, à qui on impute cette sentence (forcément) inspirante, même si on n’en trouve aucune trace dans son oeuvre :
Le XXIème siècle sera spirituel ou ne sera pas.
En voici une autre, de ma composition, que la postérité attribuera peut-être à Larry Fink.
Le XXIème siècle sera durable en matière de placements, ou ne sera pas.
Larry Fink, c’est le président directeur général de BlackRock[efn_note] J'ai synthétisé ici les résultats 2019 de BlackRock.[/efn_note], le premier gérant d’actifs au monde, dont les encours s’élevaient à fin 2019 à plus de 7200 milliards de dollars.
Fink a l’habitude d’écrire une missive annuelle aux dirigeants des sociétés cotées dans laquelle il leur dispense des conseils avisés pour améliorer la marche du monde. Cette année, la lettre a pris une tournure particulière, puisqu’elle annonce la conversion de BlackRock au développement durable.
Fink explique en effet à ses collègues dirigeants que, à la demande de nombreux clients institutionnels, BlackRock a décidé de « faire du développement durable [sa] norme ». Il est « convaincu que nous sommes à la veille d’une transformation fondamentale du secteur financier » et affirme que le risque climatique est un risque majeur d’investissement.
Alors, Larry Fink, saisi par le flygskam, va-t-il cesser de prendre l’avion, suivre l’exemple de Greta Thunberg et voyager en train ou en bateau ?
Peu probable.
Mais BlackRock va intégrer le développement durable à la construction de portefeuille et à la gestion des risques ; liquider les investissements affichant un risque élevé en matière de durabilité, comme les participations dans les producteurs de charbon thermique (ça va être facile, vu la taille minuscule de ces acteurs dans les fonds gérés activement, les seuls concernés par cette décision) ; lancer de nouveaux produits d’investissement excluant les combustibles fossiles ; enfin, renforcer son action en faveur de la durabilité et de la transparence à travers ses activités d’engagement actionnarial.
Pas assez, trop tard, écoblanchiment ! diront certains. Peut-être. Mais quand un acteur comme BlackRock franchit le Rubicon, c’est tout le secteur qui va devoir se poser sérieusement la question de l’intégration du développement durable dans la gestion de portefeuille.
Et si les grands clients institutionnels de BlackRock en ont fait la demande, les investisseurs privés ne vont pas rester les bras croisés.
Dans tes placements, responsable tu seras !
Mais au fait, qui décide de ce qui est bien, de ce qui est moins bien, et de ce qui est mal ? En d’autres termes, dans la ruée vers l’or que va être la finance durable, qui va vendre les pelles et les pioches ?
Les grands fournisseurs d’indices. Le marché des indices est en forte croissance et très profitable. C’est un oligopole dominé par trois acteurs, FTSE Russell, S&P Dow Jones Indices et MSCI. Une société anglaise (FTSE Russell est détenue par le LSE, l’opérateur de la bourse de Londres) et deux sociétés américaines.
Et sur le segment des ETF ESG, MSCI[efn_note]J'ai présenté les résultats 2019 de MSCI ici.[/efn_note] est l’acteur ultra-dominant, puisque 70% des actifs suivent ses indices selon les calculs d’Eric Balchunas et d’Athanasios Psarofagis de l’agence Bloomberg.
https://twitter.com/EricBalchunas/status/1219628393056129029?s=20
Les grands fournisseurs d’indices achètent à tour de bras les sociétés spécialisées dans l’évaluation ESG, et vendent leurs notations aux sociétés de gestion active qui n’ont pas les moyens d’internaliser toute l’analyse extra-financière.
Ce sont donc ces fournisseurs d’indices qui décident de ce qui est bien, moins bien et mal.
Toute ruée vers l’or attire les charlatans. La ruée vers l’or ESG, qui a tout juste commencé, ne dérogera pas à la règle. Elle va nécessiter un énorme effort d’analyse de la part des intermédiaires qui vont devoir s’assurer de la robustesse des approches. Pour éviter l’écoblanchiment, il va falloir soulever le capot des fonds, qu’ils soient gérés activement ou indiciels.
Une nouvelle frontière pour les conseillers.
Cet article est paru initialement dans le numéro de mars 2020 de Gestion de Fortune, sans les illustrations ni les liens.
Illustration : Charlton Heston dans Les Dix Commandements (1956) de Cecil B. DeMille